Par le Père Yvon-Michel Allard, s.v.d., directeur du Centre biblique des Missionnaires du Verbe Divin, Granby, QC, Canada.
Jésus quitta la région de Tyr; passant par Sidon, il prit la direction du lac de Galilée et alla en plein territoire de la Décapole.
On lui amène un sourd-muet, et on le prie de poser la main sur lui. Jésus l’emmena à l’écart, loin de la foule, lui mit les doigts dans les oreilles, et, prenant de la salive, lui toucha la langue. Puis, les yeux levés au ciel, il soupira et lui dit: «Effata!», c’est-à-dire: «Ouvre-toi.» Ses oreilles s’ouvrirent; aussitôt sa langue se délia, et il parlait correctement.
Alors Jésus leur recommanda de n’en rien dire à personne; mais plus il le leur recommandait, plus ils le proclamaient. Très vivement frappés, ils disaient: «Tout ce qu’il fait est admirable: il fait entendre les sourds et parler les muets.»
Jésus redonne au pauvre sourd-muet la capacité d’écouter les autres et de prendre la parole. En réfléchissant sur cet évangile, l’abbé John Dane rappelait que ce handicap l’empêchait de participer aux coutumes et aux traditions de son peuple, car il ne comprenait pas ce qui se passait et il ne pouvait pas s’exprimer. Et Dane ajoute qu’il en est souvent ainsi pour plusieurs chrétiens dans notre monde moderne. Les pays dominants imposent leurs valeurs et leur langue, en empêchant ceux et celles des autres pays d’utiliser leur langage et de conserver leurs propres traditions. Il propose comme exemple l’Irlande au 16e et 17e siècle. Les envahisseurs anglais avaient défendu aux gens de parler leur langue, de transmettre leurs traditions, de célébrer leurs fêtes religieuses. Tout avait été mis en place pour que fonctionne à plein le «processus d’assimilation» à la langue et à la culture britannique.
Ce qui a sauvé la culture et la religion du peuple irlandais, ce sont les «hedge-school teachers», c’est-à-dire les enseignantes et les enseignants clandestins. Ces jeunes adultes allaient le long des sentiers des campagnes d’Irlande avec un ou deux adolescent(e)s, longeant les murs de pierre que l’on retrouve un peu partout en Irlande (d’où le nom de hedge-school teachers), et ils leur enseignaient, en cachette et de façon «illégale», la langue maternelle et les traditions ancestrales. Ils parlaient de leurs anciennes fêtes religieuses, du folklore irlandais, de la foi de leurs aïeux. C’est ainsi que la culture et la religion irlandaises, vieilles de plusieurs siècles, ont pu être conservées, malgré l’oppression des envahisseurs.
Aujourd’hui, des millions de chrétiens du 21e siècle, ont perdu leur langage ancestral, leurs fêtes religieuses, leurs traditions d’autrefois. Nous avons oublié notre héritage culturel et religieux. Nous sommes devenus sourds et muets face à nos traditions, comme l’homme de l’évangile d’aujourd’hui. Nous ne comprenons plus notre propre culture et ne pouvons plus l’expliquer à la génération montante.
Nous aussi aurions besoin de «hedge-school teachers», d’enseignants clandestins pour apprendre aux jeunes et aux moins jeunes le langage chrétien, les traditions religieuses et la culture de nos ancêtres. Bien sûr, les abus de pouvoir des dirigeants religieux doivent être condamnés, les gaffes du clergé corrigées, les fêtes et les traditions épurées, purifiées, nettoyées, mais l’essentiel reste valable et constitue une valeur sûre qui mérite d’être transmis.
Un peu comme le sourd qui avait de la difficulté à parler, la jeune génération ne sait plus parler la langue des ancêtres parce qu’elle s’est fait imposer le langage, les traditions, les coutumes de la culture dominante : ceux de la postmodernité, de la consommation effrénée, et de l’individualisme à outrance.
Nous avons perdu une bonne partie de notre langage religieux et la majorité de nos fêtes traditionnelles. Pensez seulement à ce qui est arrivé à la fête de Noël avec ses cartes de «Season’s greetings», et essayez d’y trouver un motif religieux… c’est maintenant devenu la fête du Père-Noël. La fête de Pâques est la fête des lapins de chocolat! La Saint Jean Baptiste, fête nationale des Canadiens français, n’a plus aucun lien avec la culture religieuse du passé! Et toutes les autres fêtes ont été remplacées par des célébrations de week-end prolongé!
Demandez aux jeunes ce qu’ils savent de la fête de l’épiphanie, de la présentation au temple, de la saint Jean Baptiste, de la fête de St-Pierre et St-Paul, de la fête de tous les saints?... Pour ce qui est de connaître le langage chrétien : le Notre Père, le sermon sur la montagne, les paraboles, les épisodes du vendredi saint, les commandements, etc. tout cela constitue un langage inconnu qui ne fait plus parti de l’apprentissage familial et scolaire.
Dans le monde d’aujourd’hui, ce n’est pas facile de vivre en chrétiens. La pression sociale est très forte. Une jeune fille qui n’a pas fait l’amour à dix-huit ans doit cacher ce fait comme si c’était honteux. Un jeune adulte est arriéré s’il n’a pas essayé la drogue. La violence à la tv, l’intimidation (bullying) à l’école, le sexe à volonté, l’obligation de réussir à tout prix, font parti de notre culture, dans une société de compétition effrénée. Un peu comme aux Irlandais du 16e et du 17e siècles, on nous oblige aujourd’hui à parler le langage du plus fort, de la civilisation dominante.
Nous les chrétiens devons réapprendre à écouter la parole de Dieu afin de comprendre son message et devenir nous aussi des enseignants clandestins. Nous pourrons alors transmettre aux jeunes notre langage, nos valeurs, nos traditions, parler de nos fêtes, même si elles ne sont plus soulignées dans les calendriers de la culture laïque, souffler à l’oreille des enfants l’histoire et la fierté de nos familles chrétiennes, leur présenter nos valeurs fondamentales.
La préparation à cette responsabilité vitale commence par nos rencontres eucharistiques. Nous apprenons à écouter la parole de Dieu et nous nous engageons à vivre de cette parole, à la partager avec d’autres. Le Seigneur peut ouvrir nos oreilles pour nous permettre de bien comprendre sa parole et nous donner le courage de proclamer son message. C’est le sens du miracle raconté dans l’évangile d’aujourd’hui.
Dans le temps de S. Marc, les chrétiens devaient faire face aux mêmes difficultés que nous. L’état romain, malgré sa tolérance apparente, était un état laïc et les gens qui, comme les premiers chrétiens, n’étaient pas conformes et ne faisaient pas le jeu des autorités en place, étaient poursuivies. Malgré ces menaces, les chrétiens se rassemblaient dans les maisons, le jour du Seigneur, transmettaient leurs valeurs, leur langage, leurs traditions aux plus jeunes. C’est grâce à cette transmission clandestine que la foi chrétienne est parvenue jusqu’à nous.
Il ne s’agit pas de rejeter la culture dans laquelle nous vivons mais de savoir y conserver nos valeurs, nos fêtes, notre langage et nos traditions, comme les premiers chrétiens l’ont fait dans l’empire romain. «Seigneur, ouvre nos oreilles pour comprendre ton message et délie notre langue pour savoir l’annoncer».