Par le Père Yvon-Michel Allard, s.v.d., directeur du Centre biblique des Missionnaires du Verbe Divin, Granby, QC, Canada.
Jean 4, 5-42
Jésus arrivait à une ville de Samarie appelée Sykar, près du terrain que Jacob avait donné à son fils Joseph, et où se trouve le puits de Jacob. Jésus, fatigué par la route, s’était assis là, au bord du puits. Il était environ midi.
Arrive une femme de Samarie, qui venait puiser de l’eau. Jésus lui dit : «Donne-moi à boire.» (En effet, ses disciples étaient partis à la ville pour acheter de quoi manger.) La Samaritaine lui dit : «Comment! Toi qui es Juif, tu me demandes à boire, à moi, une Samaritaine?» (En effet, les Juifs ne veulent rien avoir en commun avec les Samaritains.) Jésus lui répondit : «Si tu savais le don de Dieu, si tu connaissais celui qui te dit : <Donne-moi à boire>, c’est toi qui lui aurais demandé, et il t’aurait donné de l’eau vive.»
Elle lui dit : «Seigneur, tu n’as rien pour puiser, et le puits est profond; avec quoi prendrais-tu l’eau vive? Serais-tu plus grand que notre père Jacob qui nous a donné ce puits, et qui en a bu lui-même, avec ses fils et ses bêtes?» Jésus lui répondit : «Tout homme qui boit de cette eau aura encore soif; mais celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif; et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui source jaillissante pour la vie éternelle.»
La femme lui dit : «Seigneur, donne-la-moi, cette eau : que je n’aie plus soif, et que je n’aie plus à venir ici pour puiser.» Jésus lui dit : «Va, appelle ton mari, et reviens.» La femme répliqua: «Je n’ai pas de mari.» Jésus reprit: «Tu as raison de dire que tu n’as pas de mari, car tu en as eu cinq, et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari: là, tu dis vrai.»
La femme lui dit : «Seigneur, je le vois, tu es un prophète. Alors, explique-moi : nos pères ont adoré Dieu sur la montagne qui est là, et vous, les Juifs, vous dites que le lieu où il faut l’adorer est à Jérusalem.» Jésus lui dit : «Femme, crois-moi: l’heure vient où vous n’irez plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem pour adorer le Père.
Vous adorez ce que vous ne connaissez pas; nous adorons, nous, celui que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. Mais l’heure vient - et c’est maintenant - où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité: tels sont les adorateurs que recherche le Père. Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, c’est en esprit et vérité qu’ils doivent l’adorer.» La femme lui dit : «Je sais qu’il vient, le Messie, celui qu’on appelle Christ. Quand il viendra, c’est lui qui nous fera connaître toutes choses.» Jésus lui dit: «Moi qui te parle, je le suis.»
Là-dessus, ses disciples arrivèrent; ils étaient surpris de le voir parler avec une femme. Pourtant, aucun ne lui dit : «Que demandes-tu?» ou : «Pourquoi parles-tu avec elle?» La femme, laissant là sa cruche, revint à la ville et dit aux gens : «Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. Ne serait-il pas le Messie?» Ils sortirent de la ville, et ils se dirigeaient vers Jésus.
Pendant ce temps, les disciples l’appelaient : «Rabbi, viens manger.» Mais il répondit : «Pour moi, j’ai de quoi manger; c’est une nourriture que vous ne connaissez pas.» Les disciples se demandaient: «Quelqu’un lui aurait-il apporté à manger?» Jésus leur dit : «Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son oeuvre. Ne dites-vous pas : <Encore quatre mois et ce sera la moisson>? Et moi je vous dis : Levez les yeux et regardez les champs qui se dorent pour la moisson. Dès maintenant, le moissonneur reçoit son salaire: il récolte du fruit pour la vie éternelle, si bien que le semeur se réjouit avec le moissonneur. Il est bien vrai, le proverbe: L’un sème, l’autre moissonne. Je vous ai envoyés moissonner là où vous n’avez pas pris de peine; d’autres ont pris de la peine, et vous, vous profitez de leurs travaux.»
Beaucoup de Samaritains de cette ville crurent en Jésus, à cause des paroles de la femme qui avait rendu ce témoignage : «Il m’a dit tout ce que j’ai fait.» Lorsqu’ils arrivèrent auprès de lui, ils l’invitèrent à demeurer chez eux. Il y resta deux jours. Ils furent encore beaucoup plus nombreux à croire à cause de ses propres paroles, et ils disaient à la femme : «Ce n’est plus à cause de ce que tu nous as dit que nous croyons maintenant; nous l’avons entendu par nous-mêmes, et nous savons que c’est vraiment lui le Sauveur du monde.»
La liturgie de ce troisième dimanche de Carême nous donne à méditer une des scènes les plus extraordinaires de l’évangile, où saint Jean nous dévoile tout le mystère du don de Dieu. Ce mystère est sous le symbole de l’eau qui féconde la terre et donne la vie au monde.
Jésus se présente au puits de Jacob comme celui qui a soif, qui a besoin d’aide qui est fatigué par la route. La chaleur du midi est écrasante, il s’assied sur la margelle. Il ne domine pas, ne s’impose pas, il cherche le contact. Sa demande d’eau prend la Samaritaine par surprise. À cause de la haine qui existait entre les Juifs et les Samaritains, les Juifs contractaient une impureté légale s’ils acceptaient, de la part des Samaritains, un simple verre d’eau. De là la question de la Samaritaine lorsque Jésus lui demande : «Donne-moi à boire» : «Comment, toi qui es Juif, tu me demandes à boire?»
À cause de ses six maris, la femme de Sykar choisit, pour aller au puits, une heure où elle ne risque pas d’être la moquerie des autres femmes. Avec son passé tourmenté, la Samaritaine se montre vraiment sous un mauvais jour. Elle est une épave, une femme abîmée, meurtrie. Elle a été le jouet qui a servi à une demi-douzaine d’hommes. Cependant, c’est à elle que le Seigneur va dévoiler son secret. Elle est choisie pour recevoir la confidence de Jésus sur lui-même et devenir un témoin privilégié de son identité.
L’étranger fatigué, le juif détesté a deviné sa blessure. Il scrute son cœur féminin avec délicatesse, sans la froisser. Il a deviné sa soif de bonheur que n’apaisent pas les amours de passage? Cet ami inconnu semble tendre la main pour lui révéler que, malgré ses expériences douloureuses, sa vie n’est peut-être pas un échec?
Le Christ sait qui elle est, mais il ne la pointe pas du doigt, ne lui présente pas un miroir accusateur en disant : regarde comme tu es une pauvre misérable. Il ne lui jette pas en plein visage tout ce qui n’a pas fonctionné dans sa vie amoureuse. Il n’essaie pas de l’humilier. Au contraire, il se confie à elle.
Lorsqu’il lui demande d’aller chercher son mari, elle répond qu’elle n’a pas de mari. Le Seigneur lui rappelle qu’elle en a eu cinq et que l’homme avec qui elle vit maintenant n’est pas son mari. Jésus révèle sa situation mais ne porte pas de jugement. Sentant que le dialogue devient trop personnel, la Samaritaine tente de s’évader en posant une question théologique sur la montagne de Samarie et la montagne de Jérusalem. Le Christ ne la brusque pas. Le dialogue se déroule dans la franchise mais aussi dans le respect et la tendresse.
Pour redonner l’espoir à cette Samaritaine au puits de Jacob, Jésus transgresse tous les tabous : le tabou racial, le tabou sexuel et le tabou religieux. Jésus est un homme libre. Il ne croit pas aux blocages définitifs, aux étiquettes blessants, aux haines ancestrales. Comme toujours, il sait redonner l’espoir à ceux et celles qui sont abattus par les difficultés de la vie : «Venez à moi vous tous qui souffrez et ployez sous le fardeau et moi je vous soulagerai.» (Mt 11,28)
Il s’agit pour Jésus de faire naître en cette femme l’être nouveau, comme il le fera pour Nicodème, Zachée et Marie-Madeleine. Jésus creuse un puits dans cette nouvelle créature, un puits qui devient source d’eau vive et de fécondité. Il lui révèle qu’elle vaut beaucoup plus que la somme de tous ses échecs.
C’est alors que Jésus lui fait deux grandes révélations: la première sur la vraie nature de Dieu («Dieu est esprit, et ceux qui adorent, c’est en esprit et en vérité qu’ils doivent adorer»); et la seconde sur son identité propre : «Je sais, dit-elle, que le Messie doit venir, celui qu’on appelle Christ… Jésus lui répondit : C’est moi, celui qui te parle»)
Le cœur de cette femme est sauvé. Dans sa vie superficielle, desséchée par une existence trop terre à terre, une source d’eau vive a jailli. Elle a enfin trouvé l’homme qu’elle cherchait. Elle n'a plus que faire de ce puits et de sa cruche. Elle court communiquer ce qu'elle vient de découvrir.
Le plein midi, la chaleur, la fatigue de la route représentent, dans ce merveilleux texte de S. Jean, notre vie difficile et monotone de tous les jours. Qui a soif dans ce récit ? Jésus, bien sûr. Dans la symbolique de Jean, on peut comprendre ici la soif de Dieu pour l’être humain, sa recherche depuis toujours : «Adam, où es-tu ?» (Genèse 3, 9.) «Je suis venu pour chercher les pécheurs et les brebis perdues». (Marc 2, 17)
Cette Samaritaine qui a cherché son bonheur, sa vérité dans ses amours passagers et n'a connu que des échecs, est consumée d’une autre soif que le Christ va lui permettre d’étancher. Elle n’aura plus jamais «soif» car la source d’eau vive est en elle et elle est aimée de Dieu.
Et nous, où en sommes nous dans notre vie? Où cherchons-nous notre bonheur? Quelles soifs avons-nous? Comme pour la Samaritaine, le Seigneur peut faire jaillir une source d’eau fraîche, une fontaine de vie nouvelle : «Celui ou celle qui boira l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif, et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui, en elle, source jaillissante pour la vie éternelle.» (Jean 4, 14)
Source des images: Méditation, par Rembrandt, Musée du Louvre.;